On purge bébé

Bébé : Mise en scènes et dossiers

Mise en scène de Jean-Luc Lagarce en 1990; Consulter la note d'intention du metteur en scène et découvrez quelques images sur le site de Théâtre Contemporain

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Dossier de presse de la mise en scène de Laurent Brethome
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L'époque de Feydeau a un goût prononcé pour ce qui est scatologique !

Freud et la psychanalyse s'intéresseront à cette part d'ombre qui fait, comme le disait Goethe, que l'homme ne peut se prendre totalement pour un ange. Feydeau, s'il n' a pas lu Freud, sait qu'en refusant "d'aller", Toto affirme sa liberté et sa toute-puissance; il sait aussi que Julie attend de lui ce "cadeau" quotidien; que si Toto se "retient" par en-bas, il "explose" de gros mots par le haut; qu'en un mot Toto fait "chier" son monde alors que lui, Toto, ne le veut pas.

Mais pensons aussi aux soldats français qu'on n'équipera jamais de ce fameux pot incassable que le père de Toto fabrique. Pot à merde qui se révèle aussi être pot de merde !

 

 

Et chez Feydeau ?

Le pot que Toto ne veut pas utiliser se retrouvera sur la tête de Toudoux, le mari de Léonie dans la comédie Léonie est en avance... Léonie enceinte a une "envie" : que son mari se coiffe d'un pot de chambre.. Ce qu'il finit par faire;  à contrecoeur.

 

Voici la scène :

Scène V

Les mêmes, Toudoux, Clémence

Toudoux entre, suivi de Clémence, portant la baignoire dans laquelle sont, pêle-mêle, la petite toilette, les brocs et le pot de nuit d’enfant.

Toudoux, qui est entré le premier. — Voilà le fourniment !

Léonie, se levant et traversant pour aller péniblement s’asseoir sur la chaise à droite de la table-bridge. — Montre !… Oh ! j’ai mal !

Madame de Champrinet, gentiment, en l’aidant à s’asseoir. — Ne t’écoute pas ! ne t’écoute pas !

Léonie, à Clémence. — Ca, c’est la baignoire, bon ! (A Toudoux.) La petite toilette !… les brocs !… Tout ça dans la chambre ! (Au moment où Clémence fait le geste d’emporter le tout, apercevant le vase au fond de la baignoire, et le prenant.) Oh ! son pot ! (avec émotion tandis que Clémence emporte le fourniment) son pot ! (Elle le prend.) Quand on pense que ce sera son popot ! Comme il est déjà grand ! (Dans un élan de tendresse, portant le pot à ses lèvres.) Oh ! chéri, va !

Madame de Champrinet, descendant pendant ce jeu de scène, sans quitter sa fille des yeux, attendrie, émue. A Toudoux, en lui indiquant sa fille. — Tout à fait moi, au moment de sa naissance.

Toudoux, indifférent. — Ah !

Madame de Champrinet, indiquant sa fille. — Je l’aimais déjà avant même qu’elle fût née.

Toudoux. — Ah !

Madame de Champrinet, couvant sa fille des yeux. — Oui.

Toudoux. — Moi, ça été plus tard.

Léonie, à Toudoux, lui tendant le vase. — Tiens, va le poser !

Elle le passe à sa mère qui le tend à Toudoux, puis remonte au-dessus de la table-bridge.

Toudoux, soumis. — Oui !

Il regarde autour de lui, ne sachant où déposer le vase.

Léonie, le regardant emporter le vase comme un objet quelconque. — Ca ne t’émeut pas, toi ?

Toudoux. — Quoi ?

Léonie. — Son popot.

Toudoux, sans conviction. — Oh ! si !

Léonie, fière de soi-même. — Pas autant que moi !

Toudoux. — Oh ! si ! Chéri, va !

Léonie. — Oh ! oui, chéri !

Toudoux. — Qu’est-ce qui te fait rire ?

Léonie, riant sous cape. — Rien !

Toudoux. — Mais si, quoi ?

Madame de Champrinet. — Dis-le, voyons !

Léonie. — Non ! C’est en te voyant avec ce vase à la main, ça me fait penser au rêve stupide que j’ai fait cette nuit.

Toudoux. — Tu as rêvé de vase de nuit ?

Léonie, riant. — Oui !

Madame de Champrinet, avec conviction. — Ah ! c’est bon signe !

Léonie. — Figure-toi, nous étions tous les deux aux courses à Longchamp. Moi, j’avais ma robe grise, toi, tu avais ton complet-jaquette. Mais au lieu de ton chapeau haut de forme, tu avais mis ton vase de nuit !

Toudoux, qui écoutait, souriant, prenant l’air pincé. — Moi !

Madame de Champrinet. — Oh ! quelle drôle d’idée !

Toudoux, vexé. — C’est idiot !

Il gagne la droite.

Léonie. — Et tu étais très fier ! tu saluais tout le monde avec ! Moi, j’étais gênée. Je te disais : (Lentement et appuyé.) "Julien ! Julien ! enlève donc ton vase de nuit ! on te remarque ! " Tu me répondais : "Laisse donc ! C’est très bien ! Je vais lancer la mode ! "

Toudoux. — Tu as vraiment de ces rêves !

Léonie. — Ah ! si tu l’avais vu comme ça, maman ! ce qu’il était drôle !

Madame de Champrinet. — Je m’en doute.

Léonie. — Ça ne lui allait pas mal !

Toudoux, cherchant où déposer son pot. — C’est charmant ! ah ! c’est charmant !

Léonie, le plus naturellement du monde. — Tiens ! mets donc un peu le vase sur ta tête pour montrer à maman.

Toudoux, se retournant ahuri. — Moi !

Léonie, sans douter un instant de sa complaisance. — Tu vas voir, maman !

Toudoux. — Mais, jamais de la vie ! En voilà une idée !

Léonie, sur un ton froissé. — Tu peux bien le mettre sur la tête, quand je te le demande.

Toudoux. — Non, mais, tu ne m’as pas regardé !

Léonie, comme un argument péremptoire. — C’est pour montrer à maman.

Toudoux. — Mais quand ce serait pour montrer au Pape ! tu te fiches de moi ! Vouloir que je mette un pot de chambre sur ma tête ! tu n’es pas folle ?

Léonie. — Quoi, il est tout neuf ! C’est pas un vieux !

Toudoux. — Neuf ou vieux, c’est un pot de chambre tout de même !

Madame de Champrinet, qui s’est levée pendant ce qui précède, descendant. — Voyons, nous sommes entre nous !

Toudoux. — Mais ça suffit, et ma dignité d’homme !…

Léonie, se levant et gagnant la gauche. — Voilà, il ne peut rien faire pour me faire plaisir !

Toudoux. — Tiens, tu en as de bonnes !

Madame de Champrinet. — Je comprendrais si on vous demandait d’aller aux courses ou de monter au cercle avec. Mais là !…

Toudoux. — Mais ni là, ni ailleurs !

Léonie, s’entêtant. — Et moi je veux que tu mettes le pot sur ta tête, là !

Toudoux. — Oui, eh bien ! moi, je ne veux pas !

Léonie, frappant du pied. — Je veux que tu le mettes ! Je veux que tu le mettes ! Je veux que tu le mettes !

Toudoux. — Non ! non ! non ! et non !

Madame de Champrinet, intervenant. — Julien ! Julien ! puisque ma fille vous le demande !

Toudoux. — Mais non, je vous dis !

Léonie. — Je veux, là ! je veux ! j’en ai envie ! j’en ai envie !

Madame de Champrinet, allant à sa fille. — Mon Dieu ! là ! elle en a envie ! elle en a envie !

Toudoux. — Eh bien ! elle en a envie !

Madame de Champrinet, entourant sa fille de ses bras. — Julien, je vous en supplie ! Songez à son état ! à ce que c’est qu’une envie !

Toudoux. — Ah ! ouat !

Léonie. — Je veux ! j’en ai envie !

Madame de Champrinet. — Vous l’entendez ! Songez que si par la faute de votre obstination votre fils naissait avec un pot de chambre sur la tête !

Toudoux. — Eh ! bien, v’la tout ! on l’utiliserait !

Les deux femmes. — Oh !

Toudoux. — Et on rendrait celui-là, tenez, qui n’a pas servi !

Madame de Champrinet. — Oh ! oh ! oser dire une chose pareille !

Léonie. — Mauvais père ! Mauvais père !

Toudoux. — Mais c’est vrai, ça !

Léonie, comme une enfant gâtée. — Tu vas mettre le pot ! Tu vas mettre le pot !

Toudoux, sur le même ton. — Non, j’mettrai pas le pot ! Non j’mettrai pas le pot !

Léonie. — Il ne veut pas mettre le pot ! ah ! ah ! ah !… ah ! j’ai mal !

Madame de Champrinet. — Là ! là ! vous voyez ce dont vous êtes cause ! vous voyez l’état dans lequel est votre femme !

Léonie, se laissant tomber sur la chaise à gauche de la table-bridge. — Et il refuse de satisfaire mes envies ! ah ! ah !

Madame de Champrinet, avec éclat. — Mais mettez donc le pot puisqu’on vous le dit !

Toudoux. — Mais mettez-le, vous, si vous y tenez tant !

Madame de Champrinet. — Mais, si ma fille me le demandait…

Léonie, la tête dans son bras replié sur le dossier de sa chaise. — Oh ! le sans-cœur, le sans-cœur !

Madame de Champrinet, se faisant violence pour se montrer calme. — Julien, je vous en supplie ! J’en appelle à vos sentiments d’époux ! de père !

Toudoux, commençant à se laisser fléchir. — Mais enfin, voyons !… songez à ce que vous me demandez !…je ne suis pas arrivé à l’âge de trente-huit ans pour… allons, voyons ! Allons ! allons ! allons !

Madame de Champrinet. — Mais n’importe l’âge ! (Humblement suppliante.) Soyez gentil. Coiffez-vous ! coiffez-vous !

Toudoux, faiblissant de plus en plus. — Mais enfin !…

Léonie, se lamentant faiblement. — Oh ! j’ai mal !

Madame de Champrinet, cajoleuse. — Voyez ! elle a mal ! Julien !… Mettez le pot ! Mettez le pot !

Toudoux, de même. — Non ! écoutez, vraiment !… Et puis d’abord… il ne me va pas !

Madame de Champrinet, cajoleuse. — Qu’est-ce que vous en savez, vous ne l’avez pas essayé !

Toudoux. — Mais je vois bien !… Il n’est pas à ma tête !

Madame de Champrinet, de même. — Mettez, voyons !

Toudoux, dans un dernier mouvement de révolte. — Ah ! non, vous savez… (Il hésite, va pour mettre le pot, hésite encore une ou deux fois, puis, prenant un grand parti, se coiffe et alors avec rage.) Là ! là ! vous êtes contentes ! Je l’ai mis, le pot ! vous êtes contentes !

Madame de Champrinet, allant à sa fille au-dessus de la table de bridge. — Là ! là ! Léonie. C’est un amour ! il l’a mis ! il l’a mis !

Toudoux, devant la table de bridge tout près de sa femme et s’accroupissant pour mieux se faire voir, rageusement. — Oui, je l’ai mis ! Oui !

Léonie, levant sa tête hors de son bras et se tournant vers Toudoux. — Montre ! (Le regardant.) Oh !… quelle horreur !

Toudoux, ahuri. — Quoi ?

Léonie, le repoussant. — Va-t-en ! va-t-en ! Tu es ridicule comme ça !

Toudoux, reculant.- Moi !

Léonie. — Mais cache-toi, voyons ! Je ne pourrai plus te voir autrement qu’avec ça sur la tête !

Toudoux. — Ah ! elle est raide, celle-là !

Madame de Champrinet, qui est descendue le tirant par le bras gauche de façon à le faire passer à son tour. — Allons ! ne la taquinez pas, voyons !

Elle remonte au-dessus de la table de bridge.

Toudoux, exaspéré. — On se fiche de moi à la fin !…

 

 

Et chez les autres...

Chez Jarry ? Il fait pousser au père Ubu un inaugural et retentissant "merdre" ! Jean-Christophe Averty, dans sa mise en scène d'On purge bébé, se souviendra, pour le costume de bébé, du capitaine scatologue et scatophile... Le père Ubu ou l'enfant-tyran.

 

Un peu plus tard chez Roger Vitrac ?  Son Victor (dans Victor ou les enfants au pouvoir) a plus d'un trait en commun avec Toto ! Victor qui fait dire à sa bonne Lili : "Cet âge est sans pitié". Et n'oublions pas le personnage de la pétomane Ida de Mortemart qui fascine tant Victor...

 

Mais la question est de savoir pourquoi, dans la même pièce, Bébé est constipé quand son père tente d'obtenir le contrat qui ferait de lui et de son entreprise, le fournisseur officiel, en pots de chambre, de l'Armée française. Rappelons que la pièce de Feydeau est créée le 12 avril 1910. Rappelons aussi que pour annoncer à son époux Follavoine le problème dont souffre Bébé, Julie a cette phrase sybilline : Il n'est pas allé...

Et tant qu'il restera constipé, il n'ira pas... à la guerre.

Et lorsque Julie Follavoine l'interroge sur la marche à suivre pour lutter contre la constipation opiniâtre de Toto, Follavoine a cette réponse : "Je ne peux pourtant pas aller à sa place."

L'idée des pères, c'est que les fils y aillent.

D'autant que le mensonge est gros : des pots en porcelaine incassable... Michel Serres en fit une fois la remarque : qu'on parlait beaucoup, en psychanalyse, du meurtre du père, qu'il fallait -symboliquement- tuer ce dernier; c'était oublier que dans la réalité, les pères se sont souvent arrangés pour faire mourir les jeunes... afin de "garder la place" et de n'avoir rien à céder, de se croire -un peu- immortel. qu'en un sens, ils s'étaient arrangés de leur faire payer les pots cassés; aux jeunes.

Georges Banu rassembla pour un recueil collectif (L'Enfant qui meurt; Editions de l'Entretemps; collection Champ théâtral)  consacré à la mort de l'enfant au théâtre un nombre d'articles passionnants. De fait, on a souvent, d'Euripide à Maeterlinck, de Sénèque à Bond, mis en scène le meurtre de l'enfant.

Feydeau a inventé l'enfant qui faisait chier son monde. Heureuse initiative.